Quand je lis de la poésie, je me sens légère, j’ai l’impression de planer, de survoler la ville. Je me prends pour un moineau qui vole vite tout en étant très attentif à ce qu’il cherche. La poésie me sort de cette chambre, de cette maison sombre, de cette ville dévorée par l’hypocrisie. La poésie comme réponse, comme défense, comme esprit de fuite.
Samia.
Le miel et l’amertume est l’histoire tragique de Samia, une jeune fille passionnée par la poésie. Le terrible fait divers qui a inspiré l’auteur du livre remonte aux années 2000, à Tanger. Un pédophile abuse en toute impunité de jeunes lycéennes qu’il guette à la fin des cours. Pour être à l’abri des regards, il se fait passer pour un directeur de journal à la recherche de jeunes poètes en herbe et propose particulièrement aux filles de leur publier des poèmes. Samia est l’une de ses victimes : « J’utilise un stylo à encre, un cadeau du directeur du Journal de poésie. Il me l’a offert un jour à la sortie du lycée. Il m’a dit : « Tu es poète, ça se voit tout de suite ; tiens, je te donne ce stylo pour que tu écrives de la poésie, et rien que de la poésie ».
La date de publication du livre de Tahar Ben Jelloun coïncide avec la sortie, en France, de l’autobiographie incandescente de Camille Kouchner intitulée La familia grande, le 7 janvier 2021, où la juriste brise enfin le mur du silence, trente ans après les faits, pour dire l’indicible à propos des violences sexuelles infligées par son beau-père à son frère jumeau Victor. « J’avais 14 ans et j’ai laissé faire. J’avais 14 ans et, en laissant faire, c’est comme si j’avais fait moi-même. J’avais 14 ans, je savais et je n’ai rien dit ». (La familia grande, Editions du Seuil). Camille et Samia sont toutes les deux victimes de leur silence : « La douleur physique et morale était doublée de honte. La honte et le silence. Ne rien dire. Garder tout pour moi. Je n’avais pas le courage de raconter ce qui m’était arrivé ». (Le miel et l’amertume, Editions Gallimard).
Le miel et l’amertume est une histoire dont la narration commence plutôt par la fin, révélant tout d’abord les conséquences de la tragédie qui a eu lieu, un dimanche du mois de décembre, dans un appartement sale et horrible de la rue Goya, où « khenzir » ou la charogne a drogué, puis violé la jeune Samia. Depuis ce jour-là, tout a basculé pour sa famille, et surtout pour ses parents qui vont sombrer dans une répulsion mutuelle.
Mourad, le père de Samia, est un homme honnête et irréprochable, mais qui finira par intégrer la troupe des corrompus, peu de temps après son recrutement au sein du ministère des Travaux Publics et de l’Equipement. Malika, sa femme, avoue qu’elle a eu beaucoup de mal à le faire rejoindre l’immense cohorte de ceux qui s’arrangent avec les principes : « J’essayais de le persuader que c’était notre pays qui avait introduit la corruption dans les relations humaines. Les très faibles salaires des fonctionnaires incitent tout le monde à s’arranger ». L’employé du bureau résiste à la tentation aux premiers mois, mais ses collègues sont confiants et persuadés qu’il fléchira devant le « café » fort et trébuchant : « Nous sommes passés par là ; tu verras, tu y viendras comme tout le monde ; pour le moment tu joues au héros, on te laisse venir… ».
En effet, les charges familiales augmentent surtout après la naissance de Samia et l’ère des « enveloppes » remplies de billets pourris ne tarde pas à voir le jour. La résistance de Mourad a été battue par la réalité : « C’est pour la petite, pour le pédiatre et aussi pour lui acheter des vêtements plus jolis, des trucs qui viennent d’Espagne ». Pour l’aider à surmonter la honte des enveloppes, Malika fait feu de tout bois : « Mon ami, la corruption est une forme de récupération. L’État paye des salaires de misère et compte sur l’apport de ceux qui ont de l’argent pour atteindre un équilibre. Donc, tu n’as pas à avoir honte. Tu n’as rien fait de mal ».
Occupés par les enveloppes et le petit train-train quotidien, les parents de Samia n’étaient pas conscients du gouffre où sombrait leur fille après la tragédie. Mourad, dont l’état n’a pas cessé d’empirer, déclare : « Je n’avais rien vu venir. Notre fille était impeccable, elle travaillait bien en classe et ne nous causait aucun souci. Tout était lisse. Sa mère et moi étions au fond aveugles ». Quant à Malika, elle est persuadée que sa famille est victime du mauvais œil qui a tout dévasté. Elle se rappelle sans cesse ce que son mari lui disait : « Une brique sur deux porte la marque de la corruption. Un jour la maison s’écroulera sur nous et nous n’aurons que ce que nous méritons ». Elle devine alors en cette violente riposte la manifestation d’un courroux divin : « Dieu et son prophète nous ont oubliés. Ou alors nous ont punis de notre vivant. Le ciel s’est fendu et un éclair est venu déchirer les draps blancs de la paisible vie. C’est cela. Une malédiction, une colère du ciel ».
Le silence est mortel dans Le miel et l’amertume. Si Samia s’était livrée à ses parents après le viol, si elle avait parlé à n’importe qui de la tragédie, on aurait pu la sauver : « Mais comment faire si personne ne parle, personne n’agit […] Nous sommes toutes enfouies sous des tonnes de silence et de honte. Nous ne pouvons pas relever la tête ». Cependant, le mal est déjà fait. Les parents découvriront les péripéties du drame dans le journal intime de leur fille, tout comme Moncef et Adam qui hériteront, entre autres, du carnet de la honte, où leur père avait méticuleusement tout noté à propos des enveloppes qu’il avait reçues comme « café » : « Des noms et des chiffres, avec la date et parfois le motif. Ainsi : Mohamed Ferraj = 900 Dh ; Pâtisserie. Ahmed Leghzal = 1 700 Dh ; Garage. Fellouss = 3 000 Dh… ».
Le foyer sombre et assombri de plus en plus par la douleur de la perte sera enfin partiellement illuminé par la douceur bienveillante de Viad qui prendra soin de Mourad et Malika jusqu’à la fin de leurs jours. Cet immigré mauritanien, pour qui Tanger n’était qu’une escale, n’hésitera pas à dire, à la fin du roman, au sale type qui travaille pour un passeur : « Tu te trompes de mec ! ». Viad s’est attaché à la ville si bien qu’il ne voulait plus partir ; il a trouvé un emploi, une femme et des papiers : « Le roi avait décidé de donner des papiers aux Africains ».
me », de Tahar Ben Jelloun
Quand je lis de la poésie, je me sens légère, j’ai l’impression de planer, de survoler la ville. Je me prends pour un moineau qui vole vite tout en étant très attentif à ce qu’il cherche. La poésie me sort de cette chambre, de cette maison sombre, de cette ville dévorée par l’hypocrisie. La poésie comme réponse, comme défense, comme esprit de fuite.
Samia.
Le miel et l’amertume est l’histoire tragique de Samia, une jeune fille passionnée par la poésie. Le terrible fait divers qui a inspiré l’auteur du livre remonte aux années 2000, à Tanger. Un pédophile abuse en toute impunité de jeunes lycéennes qu’il guette à la fin des cours. Pour être à l’abri des regards, il se fait passer pour un directeur de journal à la recherche de jeunes poètes en herbe et propose particulièrement aux filles de leur publier des poèmes. Samia est l’une de ses victimes : « J’utilise un stylo à encre, un cadeau du directeur du Journal de poésie. Il me l’a offert un jour à la sortie du lycée. Il m’a dit : « Tu es poète, ça se voit tout de suite ; tiens, je te donne ce stylo pour que tu écrives de la poésie, et rien que de la poésie ».
La date de publication du livre de Tahar Ben Jelloun coïncide avec la sortie, en France, de l’autobiographie incandescente de Camille Kouchner intitulée La familia grande, le 7 janvier 2021, où la juriste brise enfin le mur du silence, trente ans après les faits, pour dire l’indicible à propos des violences sexuelles infligées par son beau-père à son frère jumeau Victor. « J’avais 14 ans et j’ai laissé faire. J’avais 14 ans et, en laissant faire, c’est comme si j’avais fait moi-même. J’avais 14 ans, je savais et je n’ai rien dit ». (La familia grande, Editions du Seuil). Camille et Samia sont toutes les deux victimes de leur silence : « La douleur physique et morale était doublée de honte. La honte et le silence. Ne rien dire. Garder tout pour moi. Je n’avais pas le courage de raconter ce qui m’était arrivé ». (Le miel et l’amertume, Editions Gallimard).
Le miel et l’amertume est une histoire dont la narration commence plutôt par la fin, révélant tout d’abord les conséquences de la tragédie qui a eu lieu, un dimanche du mois de décembre, dans un appartement sale et horrible de la rue Goya, où « khenzir » ou la charogne a drogué, puis violé la jeune Samia. Depuis ce jour-là, tout a basculé pour sa famille, et surtout pour ses parents qui vont sombrer dans une répulsion mutuelle.
Mourad, le père de Samia, est un homme honnête et irréprochable, mais qui finira par intégrer la troupe des corrompus, peu de temps après son recrutement au sein du ministère des Travaux Publics et de l’Equipement. Malika, sa femme, avoue qu’elle a eu beaucoup de mal à le faire rejoindre l’immense cohorte de ceux qui s’arrangent avec les principes : « J’essayais de le persuader que c’était notre pays qui avait introduit la corruption dans les relations humaines. Les très faibles salaires des fonctionnaires incitent tout le monde à s’arranger ». L’employé du bureau résiste à la tentation aux premiers mois, mais ses collègues sont confiants et persuadés qu’il fléchira devant le « café » fort et trébuchant : « Nous sommes passés par là ; tu verras, tu y viendras comme tout le monde ; pour le moment tu joues au héros, on te laisse venir… ».
En effet, les charges familiales augmentent surtout après la naissance de Samia et l’ère des « enveloppes » remplies de billets pourris ne tarde pas à voir le jour. La résistance de Mourad a été battue par la réalité : « C’est pour la petite, pour le pédiatre et aussi pour lui acheter des vêtements plus jolis, des trucs qui viennent d’Espagne ». Pour l’aider à surmonter la honte des enveloppes, Malika fait feu de tout bois : « Mon ami, la corruption est une forme de récupération. L’État paye des salaires de misère et compte sur l’apport de ceux qui ont de l’argent pour atteindre un équilibre. Donc, tu n’as pas à avoir honte. Tu n’as rien fait de mal ».
Occupés par les enveloppes et le petit train-train quotidien, les parents de Samia n’étaient pas conscients du gouffre où sombrait leur fille après la tragédie. Mourad, dont l’état n’a pas cessé d’empirer, déclare : « Je n’avais rien vu venir. Notre fille était impeccable, elle travaillait bien en classe et ne nous causait aucun souci. Tout était lisse. Sa mère et moi étions au fond aveugles ». Quant à Malika, elle est persuadée que sa famille est victime du mauvais œil qui a tout dévasté. Elle se rappelle sans cesse ce que son mari lui disait : « Une brique sur deux porte la marque de la corruption. Un jour la maison s’écroulera sur nous et nous n’aurons que ce que nous méritons ». Elle devine alors en cette violente riposte la manifestation d’un courroux divin : « Dieu et son prophète nous ont oubliés. Ou alors nous ont punis de notre vivant. Le ciel s’est fendu et un éclair est venu déchirer les draps blancs de la paisible vie. C’est cela. Une malédiction, une colère du ciel ».
Le silence est mortel dans Le miel et l’amertume. Si Samia s’était livrée à ses parents après le viol, si elle avait parlé à n’importe qui de la tragédie, on aurait pu la sauver : « Mais comment faire si personne ne parle, personne n’agit […] Nous sommes toutes enfouies sous des tonnes de silence et de honte. Nous ne pouvons pas relever la tête ». Cependant, le mal est déjà fait. Les parents découvriront les péripéties du drame dans le journal intime de leur fille, tout comme Moncef et Adam qui hériteront, entre autres, du carnet de la honte, où leur père avait méticuleusement tout noté à propos des enveloppes qu’il avait reçues comme « café » : « Des noms et des chiffres, avec la date et parfois le motif. Ainsi : Mohamed Ferraj = 900 Dh ; Pâtisserie. Ahmed Leghzal = 1 700 Dh ; Garage. Fellouss = 3 000 Dh… ».
Le foyer sombre et assombri de plus en plus par la douleur de la perte sera enfin partiellement illuminé par la douceur bienveillante de Viad qui prendra soin de Mourad et Malika jusqu’à la fin de leurs jours. Cet immigré mauritanien, pour qui Tanger n’était qu’une escale, n’hésitera pas à dire, à la fin du roman, au sale type qui travaille pour un passeur : « Tu te trompes de mec ! ». Viad s’est attaché à la ville si bien qu’il ne voulait plus partir ; il a trouvé un emploi, une femme et des papiers : « Le roi avait décidé de donner des papiers aux Africains ».