Tanger a adopté Mounir Benrkia, artiste-peintre confirmé par ses toiles et ses expositions. Son œuvre a une âme et ses toiles touchent l’intouchable et saisissent l’insaisissable. Entretien.
Tes premiers dessins ?
J’ai dessiné avant de pouvoir parler.Enfant, je passais tout mon temps à crayonner et à copier les bandes dessinées. A l’école primaire, je n’ai pas pu développer mes atouts faute de séances propres à la matière. Heureusement, mon oncle était un artiste peintre. Surréaliste et spécialiste du nu. Dans son atelier, j’ai lu les magazines d’art et découvert les photos de toiles de grands maitres de la peinture. J’ai rêvé d’intégrer l’école des Beaux-arts de Tétouan mais des circonstances m’étaient défavorables. J’ai compensé cela par la lecture des livres d’art. Je me suis intéressé à la peinture contemporaine durant mes études universitaires. Cette expérience m’a permis de côtoyer les artistes peintres.Mes visites de leurs ateliers ont amélioré ma vision des arts plastiques. Puis, j’ai donné libre cours à mon pinceau. Depuis ce temps, je ne cesse de faire des recherches pour ancrer mon style dans le courant plastique.
Les peintres qui t`ont marqué le plus ?
Sans hésitation, je dirais Gustav Klimt. J’ai reproduit presque toute son œuvre. Eugene Delacroix m’a fait aimer les scènes orientales ; Jacques Majorel l’âme berbère ; Bertuchi le nord du Maroc. J’étais très touché par de grands artistes marocains comme Abdellatif Zine et ses tableaux Gnaouis ; Abderrhmane Zenati et sa proximité du public. La peinture est étroitement liée à la musique, la littérature, les chants traditionnels, les jeux d’enfants, les habits, le henné, la cuisine, les saveurs, les relations humaines, les contes, les rêves du jeune enfant que j’étais…Tout cela m’aide à extérioriser en couleurs le monde qui m’entoure. J’ai peur ne plus pouvoir dessiner un jour.
La genèse d’une œuvre est-elle verbalisable ?
Lorsque je peins, je le fais pour moi, pour me débarrasser de mes maux et faire sortir toutes les idées qui encombrent dans mon âme. Peindre me soulage. Je dessine des histoires et des idées d’une vie, la mienne. Mes toiles dérangent le conformisme. Chacune de mes œuvres doit déboucher sur des questions.« Une œuvre qui ne choque pas ne vaut pas le coup »disait Marcel Duchamps.. Elle se forme toute seule. Je ne fais qu’aider les couleurs, les formes et les matières à se superposer. Chaque œuvre est un accouchement et une délivrance. Mes tableaux sont des messages. Mon bonheur devient immense lorsque des enfants se mettent à poser des questions devant mes toiles. Je suis aussi satisfait si des adultes critiquent et débattent une toile qu’ils jugent dérangeante ou confuse. Mes toiles ne sont pas faites pour décorer un mur inaperçu. Ce sont des sentiments qui ont besoin de se fusionner avec l’Autre.
Le jaune et le bleu sont dominants dans ton œuvre est-ce géographique ?
Souvent, je commence par ces deux couleurs. L’union du bleu et du jaune fertilise mes toiles. Je passe d’un bleu foncé à un autre plus clair pour peindre un monde merveilleux. Le jaune est la richesse et l’abandon. Je l’utilise car elle frappe par sa clarté et sa vibration attractive. Si le bleu représente la force masculine, le jaune est pour moi l’univers féminin positif qui engendre pouvoir, énergie et puissance. Fertilité divine et joie de vivre. Jeunesse déchainée et téméraire. Le petit poussin qui sort de son œuf et affronte la vie est jaune. Mes grands-mères avaient des dents couvertes d’or et je contemplais leurs bouches et je leur demandais toujours de parler de chanter ou de sourire pour voir briller un jaune humain.
Dans les scènes de tes tableaux les êtres humains cachent leurs corps et montrent leurs âmes. Est-ce une peinture de l`invisible ?
Je dessine ce que je sens et ce que je garde dans ma mémoire. Je cherche à laisser mon empreinte par des mirages, des visions et des hallucinations. Mes toiles dissimulent des reflets d’imagination. Notre mémoire n’est que des fragments de scènes que chaque individu conscient ou inconscient tente de rassembler pour réaliser une histoire et expliquer le sens des choses. Je suis un paresseux et je prends beaucoup de temps pour poser ce que je pense sur mes toiles. Je ne fais que relater mon intérieur. Des scènes d’une histoire inachevée, des gens qui ont vécu dans mon imagination, des personnages de contes ordinaires qui vivent leurs déchirements intérieurs, leurs frustrations, leurs désirs et leurs vies ordinaires en cachette. Le corps éphémère n’est pas un but en soi pour moi. Ce qui appartient à la nature se décompose et retourne à la nature sous d’autres formes et d`autres éléments. Seules les âmes, les histoires, les sentiments persistent et restent éternellement en nous. Les formes masculines et féminines se confondent dans ma mémoire. Leurs corps n’est qu’un outil pour s’affirmer, stimuler et alimenter les réflexions. Les âmes se cachent pour mieux se voir les uns les autres. Ils forment avec les objets et les constructions des unités soudées. Chaque élément est un maillon d’une chaine infinie. Une pièce de puzzle qui existe par la force de ses fragments et qui intrigue par sa dualité et où se dissipent les dimensions matérielles et immatérielles et où se brisent les frontières d`immunités qui enveloppent les figures et où les forces : serviteur> servi, donateur> receveur, dominateur> dominé disparaissent et laissent place à un partage de l’insaisissable.
La calligraphie est-elle une fin en soi ?
Je me suis intéressé durant une période de ma vie et j’ai créé des formes, des corps, des constructions, des créations avec des lettres arabes.La calligraphie permet de chiffrermes messages. Je me suis libéré de cette technique.
Quelle place occupe Tanger dans ton œuvre ?
Tanger est pour moi une ville mythique. Dans ses ruelles, son air, ses roches et ses pierres je puisel’âme de mes tableaux. L’interculturalité, l’histoire, l’art déambule sur sa terre, son sable, ses eaux, ses ruelles et sa montagne. Ici, je saisis la grandeur des âmes qui ont vécu sur cette terre et qui ont fait d’elle ce qu’elle était et ce qu’elle est. Cela se reflète sur ma palette et mes toiles.
